« Qu'est-ce que tu fais Charles ?
- Ça sent le parfum de maman !
- Lâches ça...
- NON. Tu vas le mettre à la poubelle...
- Oui Charles, c'est mieux pour nous tu sais ?
- NON ! Je suis pas d'accord !!!
- CHARLES ! Reviens ici tout de suite ! Ramène-moi cette robe sur le champ !!! »

J'ai volé la robe à Maman. J'ai volé les collants à Maman. J'ai volé les talons à Maman. J'ai volé le parfum à Maman. J'ai volé le maquillage à Maman. Papa était pas d'accord, mais moi je voulais pas qu'il jette tout. Je sais qu'il allait tout jeter, pour oublier, pour effacer. Mais je ne veux pas oublier, je ne veux pas effacer. Je ne veux pas effacer la robe de maman qui vole dans un courant d'air à la sortie de l'école, je ne veux pas effacer ma petite main agrippée au collant de maman quand j'ai peur, je ne veux pas effacer les bruits délicats des talons de maman quand elle s'approche de ma chambre pour voir si tout va bien, je ne veux pas effacer l'odeur de son parfum qui chatouille mes narines quand maman se penche sur moi pour me faire un bisou, je ne veux pas effacer le cœur en rouge à lèvres sur le miroir quand maman se maquille... Tout ça, je ne veux pas l'oublier. Alors papa a accepté que je garde tout dans un coin de ma chambre, tant qu'il ne voit rien tout va bien. Alors j'ai tout gardé, et quand j'ai peur, je serre sa robe contre moi en espérant qu'elle revienne. Mais elle ne revient pas…

« J'avais 4 ans à l'époque où ma mère est partie. Mon père en avait 23, il est tombé amoureux d’elle quand il avait 19 ans et elle est tombée enceinte de moi. Alors ils se sont mariés après ma naissance quand ils avaient 20 ans. On m'a souvent dit que c'était normal qu'un couple se brise quand le mariage est si précipité, surtout si un enfant s'ajoute au calcul. Alors je me disais « c'est de ma faute si maman et papa se sont séparés ? Et maman, m'aime-t-elle toujours ? » Elle est partie sans me dire au revoir, "dans les bras d’un autre" m'avait dit mon père. « Cet autre est-il mieux que nous ? » J'ai beaucoup pleuré, mais mon père ne l’a jamais su. Lui aussi il a eu très mal, il est resté triste très longtemps. Mais il ne s'est pas démonté, il s'est toujours très bien occupé de moi, peut-être même trop. Il me disait toujours qu'un papa suffisait amplement, mais j'aurais bien voulu avoir une deuxième maman. Beaucoup de mes amis  à l’époque ont eu « une deuxième maman », voir même deux familles, mais pas moi. Je me disais « Un papa c'est pas comme une maman. Papa n'a pas de robe, ni de collant, ni de talons, ni de parfum aux fleurs, ni de maquillage. Papa ne fait pas de cœur sur le miroir, il ne fait pas de bruit quand il marche et il ne peut pas venir me chercher à la sortie de l'école... »

Alors je suis devenu autonome très rapidement. Même les maîtresses le disaient à mon père quand j'étais petit. Elles ont dit que j'avais eu beaucoup de mal, mais que j'avais fini par remonté la pente. Je ne sais pas ce qu'elles voulaient dire, mais je sais que j'ai commencé à avoir des bonnes notes quand j'ai compris que ma mère ne reviendrait jamais et que je devais me contenter des souvenirs que j’en avais. J'ai fait avec, parce que j'avais un bout d’elle à la maison, dans un coin de ma chambre. Mon père pensait que je m'en étais débarrassé, ou bien il avait totalement oublié que j'avais gardé tout ça. Mes amis du collège me disaient que ce n'était pas normal d'avoir les affaires de sa mère dans sa chambre quand on est un garçon, que je faisais une fixette et que ça en devenait malsain. Ils ne comprennaient pas, ils ne pouvaient pas comprendre que cette robe, j'en avais besoin. Parce que eux pouvaient avoir un câlin de leur mère. Moi, non. Alors je prennais la robe et je la serrais contre moi. Je l'aspergeais de parfum, comme ça quand je la serrais contre moi, ça sentait « comme maman »... J’avais l'impression qu'elle me prennait dans ses bras, comme avant.

Je serrais cette robe contre moi tous les soirs. Personne ne le savait, même mes amis du lycée. Ce n’était plus les même qu'au collège parce que j'avais déménagé. Mon père disait que c'est mieux, parce qu'on changeait d'air. Moi je n'étais pas d'accord. Parce que je n'avais plus ma chambre, LA chambre. La chambre dans laquelle ma mère me serrait contre elle quand je faisais des cauchemars. Ça commençait à faire loin, je ne me souvenais presque plus de son visage. Seulement de ses lèvres en cœur, couverte de rouge à lèvres brillants comme celui que j'avais gardé, de la même couleur que son verni. Je n’en parlais plus aux autres, je gardais ça pour moi car je ne voulais pas être jugé comme j’avais pu l’être par le passé. Je continuais de serrer cette robe contre moi, mais ce n'était pas pareil qu'avant, parce que ce n'était plus la même chambre, parce que son visage s'effaçait doucement de ma mémoire... Mais je ne voulais pas l'effacer, pas comme mon père. Je lui ai demandé un jour, s'il avait réussi à l'effacer. Il m'a répondu que non, que je lui ressemblais trop, que j'avais le même visage mais en plus carré. Les même yeux verts, les même cheveux blonds, les même lèvres en plus fines et le même sourire...

Un jour, je me suis regardé dans le miroir. J'ai fixé mon reflet comme jamais je ne l'avais fixé. Alors je les ai reconnues, les lèvres de ma mère. Mais c'est tout ce dont je me suis souvenu. Alors j'ai sorti la trousse de maquillage que j'avais gardé et j'ai minutieusement appliqué les produits sur mon visage, comme elle le faisait à l'époque, j'ai même mis le verni. Mais il manquait quelque chose. Alors je suis allé dans ma nouvelle chambre, j'ai pris les collants, les talons, la robe, le parfum et j'ai tout mis. J'ai tout mis sur moi et je me suis mis devant le miroir. Et je me suis souvenu, mes souvenirs sont revenus, tous mes souvenirs. Le visage de ma mère, son odeur parfumée, toutes ses jolies robes, ses belles chaussures, ses mains délicates, ses douces caresses sur mon visage, la tendresse de ses baisers sur ma joue, la chaleur de ses étreintes... Toutes ces choses que j'avais mis dans un coin de ma mémoire, en pause. Je venais de tout me prendre dans la figure. Ce soir-là je suis allé me coucher comme ça. Mon père n’en remarquait absolument rien. Je me disais « Tant qu'il ne voit rien, tout va bien ». Puis j’ai commencé à faire ça presque tout les soirs, si je ne le faisais pas, je me sentais pas bien.

Donc j’ai commencé à m’intéresser au maquillage et depuis ce jour, c’est devenu une véritable passion.  Alors j’ai demandé à mon père si je pouvais continuer mes études dans cette voie. Au début il était contre, il trouvait ça un peu bizarre pour un homme, mais au fil de nos discussions il a fini par accepter. A 19 ans j'avais toujours les affaires de ma mère. J’ai continué de m’habiller en femme tous les soirs dans mon petit studio alors que mon père n’en savait rien, il n’a jamais rien remarqué, ou bien ne le voulait pas. J'ai eu quelques relations avec des gens, mais tous se sont moqués de moi quand ils ont su que j'aimais me travestir en femme. Ils ne me comprenaient pas... Alors j'ai lâché l'affaire, de toute façon personne ne pourrait comprendre pourquoi j'ai commencé à faire ça. Et puis je suis tombé amoureux d'un garçon. Il était mignon, adorable et souriant. J'ai attendu longtemps avant de l'inviter dans mon studio parce que je savais qu'il pourrait se moquer de moi et mes robes. Quelle ne fut pas ma surprise de le voir… si enjoué par cette découverte ? C’est vrai, j’ai tellement vécu caché qu’il ne m’était jamais venu à l’esprit de me rapprocher de la communauté Drag Queen. C’est ce garçon qui m’a donné l’occasion de le faire. Il avait des contacts, des amis qui étaient prêts à m’aider. Mais il me rester un détail à régler...

Mon père. Je l’ai invité un soir, je l'ai fait rentrer dans mon studio et je lui ai tout expliqué, de A à Z. Je pensais qu'il allait comprendre lui, parce qu'il avait toujours été un père aimant et attentionné avec moi. Mais il a crié. Il s'est mit en colère, demandant au bon Dieu qu'est-ce qu'il avait bien pu faire pour que je devienne une personne aussi malsaine, se demandant ce qu'il avait raté dans mon éducation. Puis il s'en est prit à moi en me disant que je n'aurais jamais dû garder les vêtements de ma mère, que j'allais raté ma vie. Et il s'en est pris à lui, se maudissant d'avoir été un mauvais père, d'avoir tout raté, qu'il aurait préféré n'avoir jamais rencontré ma mère pour finir avec « ça ». En d'autres termes il disait qu'il aurait préféré ne jamais avoir d'enfant... En tout cas c’est ainsi que je l’ai interprété. Alors je l'ai mis à la porte et j'ai coupé les ponts. J'ai obtenu mon diplôme et je suis parti vivre à la capitale. C’est ce jour-là que j’ai véritablement commencé à vivre. D'abord je me suis fait engagé en tant que maquilleur dans un petit cabaret, puis j’ai travaillé pour le Moulin Rouge. Le monde du spectacle est fantastique, même ses mauvais côtés me fascine…

A force d’être dans les coulisses de tous ces strass et ces paillettes, j’ai fini par devenir envieux et je me suis dit « Et pourquoi pas moi ? ». J’ai repris contact avec le garçon qui m’avait aidé. De fil en aiguille il m’a donné les contacts des personnages dont il m’avait parlé et je n’ai pas attendu plus longtemps pour me lancer. J’ai d’abord participé à différents petits concours qui m’ont permis de développé ma communauté sur internet, puis j’ai commencé à faire des Drag Show en remplacement. J’aimais bien ça, l’idée d’aller de bar en bar, de cabaret en cabaret, découvrir ce monde qui était le mien depuis des années sans que je ne le sache… C’est ce mode de vie qui m’a conduit jusqu'aux États-Unis, où j’ai bâti ma réputation grâce à ma petite french touch. De là ma popularité a grimpé en flèche, jusqu'à m’amener sur les devants de la scène avec l’émission de RuPaul ! Ce jour-là j’ai cru rêvé… Après ma participation à l’émission, j’ai été contacté par beaucoup de marques, c’est comme ça que je suis devenu l’une des égéries de MAC Cosmetics.

- Wouaaah ! Et bien dit donc, quel parcours Cherry Monroe ! Je suis vraiment très impressionné, ça n’a vraiment pas été facile pour vous…

- C’est vrai, néanmoins c’est aussi ce qui me construit, je ne regrette absolument rien.

- Que de sagesse ! Une dernière question, comment êtes-vous devenu professeur de makeup à Blazing Stars ?

- Et bien comme tous les participants de cette émission jeune homme ! B&B m’a contacté et je n’aurais pas été Cherry Monroe si j’avais refusé cette fabuleuse opportunité… »